La France est troublée, ébranlée d’un trouble institutionnel, que l’essentiel des femmes et des hommes qui en sont les citoyens n’avaient jamais connu. Nous étions collectivement habitués à la pérennité de notre gouvernement, de notre parlement, de nos collectivités locales et largement de nos institutions. Nous ne mesurions même pas vraiment à quel point notre vie s’appuyait sur ces fondements. Voilà ces équilibres fragilisés au plus haut point, révélant combien notre pays est désormais disloqué. Sa représentation nationale n’en est que le reflet. Nous ne parvenons pas à faire société, pour user d’une expression désormais convenue. L’actuel gouvernement a réussi à force de négociations avec l’ensemble des groupes parlementaires et d’habileté à échapper à la censure, et nul ne sait pour combien de temps il a écarté ce danger. N’importe quel projet de loi à forts enjeux économiques ou sociaux peut être l’occasion de renverser le Premier ministre et son équipe. La stabilité politique de la France ne tient qu’à un fil, voire à un mot ou une expression : François Bayrou a échappé de justesse à l’éviction pour avoir estimé que les Français ressentaient une « submersion migratoire », impression confirmée par le sondage Elabe qui a suivi, révélant que les 3/4 de nos compatriotes partageaient cet avis. Plus récemment, une proposition de loi transpartisane tendant à apporter des assouplissements salutaires à l’interdiction de louer les passoires thermiques a été retirée faute de majorité pour la voter. Même ce qui relève du bon sens, réputé partagé, peut être prétexte à affrontement… et non seulement entre les extrêmes. Pourtant, les gens -pour emprunter au registre de Jean-Luc Mélenchon-, eux, vivent ensemble. Dans les mêmes immeubles, dans les mêmes quartiers. Y cohabitent, sans qu’on puisse seulement identifier qui vote pour qui, ou qui vote et qui ne vote pas, les ménages de droite, de gauche, du centre et des partis extrêmes. C’est toute l’alchimie de nos immeubles en copropriété et cette alchimie est heureuse. Elle n’est pas sans heurt… Il reste que, bon an mal an, l’équation s’équilibre. C’est le mystère et la grandeur de la copropriété.
L’année des 60 ans
Au moment de célébrer les 60 ans de la loi qui a instauré ce régime, il faut se demander non pas s’il est perfectible (la loi du 10 juillet 1965 a été revue des dizaines de fois et elle évoluera encore), mais si sa logique est valable. Elle était moderne avant l’heure. Elle a créé les bases d’une démocratie, censitaire, certes, parce que le droit de propriété l’inspire aussi, mais d’une authentique démocratie. Elle est en quelque sorte le plus bas degré de la démocratie dans notre pays, la démocratie de palier. Nos immeubles collectifs ne sont-ils pas devenus des repaires, où nous nous replions pour vivre avec les autres de façon dépassionnée, lorsque la passion agite et défait nos lieux politiques, contaminant nos discussions de café, de restaurant, de repas de famille ou de couloirs de bureaux ? Quand vous croisez vos voisins de copropriété, ils sont vos voisins, c’est leur statut, copropriétaires comme vous, ou locataires de vos copropriétaires. Le destin commun, jusqu’aux décisions d’assemblée générale, est le fonctionnement de l’immeuble et sa valorisation. C’est un driver pour parler comme les stratèges d’entreprise à la fois simple et puissant, qui transcende les motifs de querelle et d’affrontement exogènes. On peut objecter que chacun y est lourd de ses autres fardeaux, qui renvoient aux maux de la démocratie elle-même, la fin du mois ou la fin du monde, la crainte d’une retraite sans pension suffisante, de la perte d’emploi, de l’immigration, la peur de l’autre. Il n’empêche que la copropriété réunit tous ses membres dans une sorte de tolérance tacite et efficace. À tous, elle dit : « Tu t’accommoderas de tes copropriétaires et tout se passera bien ». Globalement, ça marche. Quand la démocratie nationale boîte et claudique et trébuche, la démocratie de proximité sort la tête haute des turpitudes du moment. Elle témoigne que plus le lieu est identifié et circonscrit, plus l’entente est aisée. Plus la contrainte de vivre ensemble est forte, plus elle est performante et oblige au résultat. La responsabilité individuelle s’y exerce mieux que dans les hauts lieux de responsabilités, où elle a trait à la nation dans son entièreté. Et si la copropriété était la maille de la démocratie ? Elle semble en tout cas le dernier rempart contre les déchirements, les oppositions et les haines qui menacent le pays. Ceux qui s’évertuent à la présenter comme un échec ou un régime périmé en sont pour leurs frais : la loi de 1965 ne fait pas que codifier le bien vivre ensemble dans les immeubles, elle sauve l’essentiel, l’intelligence collective pour le bien commun.